[C.S., « Le livre des refus », L’Humanité, 31 août 2004]
« Danielle Auby construit, depuis une vingtaine d'années, à l'écart des sentiers battus, de la littérature d'aujourd'hui, une œuvre patiente et exigeante. Son dernier ouvrage, Brumes sur le détroit, pourrait être un livre impossible. C'est en effet le livre de tous les refus. Le refus premier est celui de l'inacceptable - ces quelques quatre mille immigrés clandestins d'Afrique, nommés ou sans nom, péris en mer Méditerranée, dont la liste, complétée au jour au jour, s'inscrit sur un site hollandais. Le livre est d'abord cela, un tombeau pour ces milliers de disparus dans l'indifférence. Mais ce premier refus en appelle un autre, celui du récit fictionnel qui singulariserait le nombre, qui donnerait des noms à ces sans-noms, qui ferait de ceshommes que la mort a rendus à la liberté, des hommes de somme littéraire, c'est-à-dire des personnages. Pour marquer son inacceptation, Danielle Auby recourt hardiment à des archétypes (le Vieillard, le Peintre d'Occident, le Cueilleur, le Coureur, etc.) qui, coryphées de tragédies dont protagonistes et antagonistes seraient des ombres, entrent, fragment après fragment, en existence. C'est là qu'intervient le troisième refus, un refus d'écriture - qu'elle soit narrative, descriptive, explicative, argumentative. Le registre qui seul convient à ces morts sans sépulture est celui de la “prière profane”, et plus particulièrement des litanies, dont le répons serait Nostra Culpa. La prière est la poésie des humbles, et l'auteur, l’œil sec et les larmes à l'intérieur, parvient le plus souvent à redonner aux mots des simples gens force et fraîcheur. Danielle Auby tisse fil à fil, mot à mot, ce voile tendu au-dessus du détroit comme un léger pont d'espérance. »
[« La forteresse Europe », Le matricule des anges]
« Une forteresse comme une île : l’Europe. Un site internet donne la liste évidemment toujours continuée des milliers de clandestins qui ont péri à vouloir se hisser sur cette île. De là part l’écriture, de la liste des ombres anonymes. Moins que des ombres, des noms, rien de plus. Ni commentaires, ni circonstances. Il n’y a rien à raconter, car on ne fait pas de la mort des noms un matériau narratif ; question de dignité, ou de décence. On lit la liste illisible, et l’on pense. On médite, on rumine, on ressasse. On voit des ombres, des types : le Coureur, le Cueilleur, l’Homme de Fer, l’Amoureuse. À peine esquissés, vivants et morts à la fois, emblématiques de l’exil. Danielle Auby ne se livre ni à un plaidoyer, ni à un pamphlet, ni ne donne de leçon, à qui que ce soit. Son livre est un poème de compassion, une « prière » dit l’éditeur. Il donne une sépulture à ces morts, qui parce qu’ils la touchent, sont siens. L’immense toile de patchwork d’un peintre anglais exilé là d’où ILS viennent descend, lestée de plomb, recouvrir les corps qui partis dans des barques de fortune ont péri noyés, emportant le désir de l’île inaccessible. »
[Afrique Asie]
« C’est une longue incantation que ce texte qui n'est ni un roman ni un poème, tout à la fois et autre chose encore… Point de départ : les listes, sur un site Internet, de tous ces réfugiés, émigrés de partout, qui un jour se sont heurtés avec violence aux frontières de la forteresse Europe. Beaucoup sont morts, d'autres en ont réchappé… D’où le titre, “brumes” où se perdent les destins, qui ont peine à s'incarner dans nos mémoires, “détroit” emblématique du passage à franchir... La longue et souple prose de l'auteur ressasse ces figures, à peine imaginables, et qui sont, comme chacun de nous, des hommes. Et ils prennent corps, et nous, lecteurs , avec ceux, parce que lire devient alors rituel de deuil et savoir accompagner les morts, leur assurer mémoire, c’est l'irrémédiable condition de la vie humaine. »